L’incroyable saga des Wallons en Suède: “Ici les origines wallonnes, c’est aussi classe que les Vikings”
Un hommage isolé? Loin de là. L’homme se retrouve sur les plaques de rues et les panneaux indicateurs de plusieurs villes. Il sera le fil rouge de notre voyage en Suède, et pour cause : elle le considère comme le père fondateur de son industrie. Un fait qui surprend, surtout en Belgique, où il ne fait pas partie des héros. Face à ce paradoxe, les deux parlementaires suédoises avec qui nous avons rendez-vous expriment leur surprise : “Vous avez des raisons d’être fiers. Nous, nous sommes fiers de vous. C’est un héritage exceptionnel. Et comme vous le savez, l’identité n’est pas juste un sujet. C’est quelque chose qui touche au cœur. Les plus belles histoires sont les histoires vraies”, explique Sanne Lennström (parti social-démocrate). Et Lina Nordquist (parti libéral) d’ajouter, les larmes aux yeux : “Je trouve ça vraiment triste et malheureux que quelque chose d’aussi fondamental pour nous soit inconnu de vous. Nous, on l’apprend à l’école et on a des pièces de théâtre à ce sujet! Je suis convaincue que nous ne serions pas devenus leaders mondiaux sans l’expertise des Wallons. Notre force provient de ce passé. Et aujourd’hui, cette histoire est un bon exemple d’immigration réussie, même si les Wallons ne sont pas venus frapper à notre porte : on avait besoin d’eux.”
Pour comprendre cette relation unique, un flash-back s’impose. Pas de noir et blanc ici, la photographie n’existe pas encore. Mais au XVIIe siècle, les scènes de vie font l’objet de nombreuses peintures. Et le tableau suédois, marqué par les guerres, est sombre. Combatif, le roi Gustav II Adolf cherche des solutions pour moderniser son armée et son industrie. Il se tourne vers les Pays-Bas espagnols où un homme d’affaires influent, le fameux Louis De Geer, accepte de relever le défi. Ce dernier, visionnaire, perçoit immédiatement le potentiel du fer suédois. Il quitte alors Amsterdam pour le nord, accompagné d’une main-d’œuvre hautement qualifiée venue des régions de Liège, Namur et Franchimont. Vers 1620, près de cinq mille ouvriers wallons s’installent en Suède, apportant avec eux un savoir-faire métallurgique inégalé, fruit d’une expertise développée dans les forges et hauts fourneaux de Wallonie, alors premier armurier de l’Europe.
Le débarquement se fait dans une baie de la mer Baltique, à Nörrkopping. Très vite, ce port devient le nouveau quartier général de Louis De Geer, qui y fonde l’industrie textile locale et y implante des usines d’armes et de laiton, contribuant à l’essor économique de la région. Une page d’histoire vivante dans cette ville encore dynamique puisque sur la place Vieille, un monument est érigé près des rives où “il écoutait autrefois le grondement des rapides et le chant des labeurs”. Certains souvenirs méritent qu’on s’y attarde. La ville, autrefois centre de migration des Wallons, a fait l’objet d’une organisation aussi remarquable que novatrice pour attirer ces ouvriers étrangers. Des bureaux de recrutement sont créés et des contrats signés, avec des avantages attractifs à la clé. Le must : la possibilité de recevoir un lopin de terre pour y construire une maison, tout près des forges wallonnes où les hauts fourneaux, alimentés au charbon de bois et au minerai de fer riche en manganèse, tournent à plein régime.
Direction l’Uppland, à plus de trois cents kilomètres de là. La route vers le nord-est est longue, mais bucolique à souhait. Au bout, une nouvelle vie les attend dans les “vallonbruks”, les villages wallons, une vingtaine en tout. Premier arrêt à Österbybruk, où les vestiges de la présence de nos immigrés sont nombreux. Il y a là une maison typique et une forge magnifique, la seule au monde dans son état d’origine. Pas étonnant que Bengt Lindholm s’accroche à ses clés quand il referme la porte après la visite. Cet ancien habitant de Stockholm a eu le coup de cœur pour ce village. “Je crois que c’est le sang wallon du côté de mon père qui m’a amené à choisir ce lieu pour passer ma retraite”, confie-t-il, en esquissant un sourire. Très rapidement, ce passionné d’architecture s’est intégré à la vie du “bruk”, un microcosme passionnant qui l’a décidé à devenir guide local. “J’ai à cœur de montrer le côté positif d’une migration. Dans beaucoup de pays aujourd’hui, l’idée que des gens se déplacent est mal perçue. Alors que ça existe depuis toujours. Et l’exemple des Wallons en Suède montre à quel point ça peut être un enrichissement.”
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Trente ans après leur arrivée, les exportations de fer de la Suède ont triplé. Un record! Mais l’influence des Wallons dépasse le secteur de la sidérurgie. Dans les vallonbruks, les habitants ont développé un modèle de vie : ils bénéficient d’une sécurité sociale avant l’heure, avec des allocations pour les veuves, des salaires garantis en cas de maladie et un système éducatif pour les enfants. De quoi marquer la société suédoise quand les fonderies et forges s’ouvrent progressivement à elle. Jusqu’au XIXe siècle, en effet, les Wallons pratiquent l’entre-soi afin de protéger leurs secrets de fabrication. Ils évitent les locaux, ne parlent qu’en wallon pendant des générations. Mais la transmission se fait tout de même. La preuve à Lövstabruk, une petite commune qui comptait 1300 habitants à l’époque, contre une centaine aujourd’hui. Une désertion qui s’explique par l’arrêt de la production et la démolition des installations à partir de 1926. Seuls quelques bâtiments ont été préservés, comme le manoir de la famille De Geer, datant de 1702. Sur son imposante façade, on peut voir le blason rouge et blanc de la famille, avec la devise en français : “Non sans cause”. Il y a aussi un drapeau avec le coq wallon, signe qu’on est sur une terre chargée d’histoire. Et c’est Louis De Geer, treizième du nom, qui la raconte quatre siècles plus tard devant un tableau représentant son illustre aïeul. “Il faut en être digne. Pour autant, ce n’est pas ce qu’il a fait pour l’industrie que j’aime le plus. Je suis davantage touché par le fait qu’il a permis à beaucoup de gens de travailler, et donc de survivre. On n’a pas de chiffres exacts mais ça avoisine, je crois, les cinquante mille personnes en tout.” Il dit ça sans sourire, comme s’il pensait à autre chose. On lui demande ce qu’il ressent en évoquant tout cela. Il est là, assis dans un salon où les photos posées sur la console racontent un monde englouti. Un héritage dont il est fier et qu’il protège comme il peut… Fin des années 1970, en effet, les affaires vont mal, la faillite est proche. En 1986, il décide donc de créer une fondation pour pérenniser le souvenir de sa famille et obtenir des fonds lui permettant d’entretenir le domaine. Fin de l’hémorragie. Louis De Geer a réussi à sauver son patrimoine. “C’est sûr qu’il n’a pas été facile de donner cette demeure à une fondation. Mais je ne le regrette pas. Aujourd’hui, elle fonctionne comme un musée. Je suis en paix.”
Reste à découvrir comment les autres Suédois vivent ces racines insolites. Retour donc à Stockholm, pour un déjeuner estival organisé par l’association des descendants wallons. Ambiance conviviale dans le jardin du restaurant. Le président ressemble à Jean d’Ormesson. Mêmes yeux pétillants, même verve. “Avoir des origines wallonnes vous rend très vite intéressant ici. En fait, c’est même plus chic que de dire qu’on est noble. Moi, j’ai grandi avec l’idée que la Suède devait beaucoup à la Wallonie. Les travailleurs étrangers avaient en effet des compétences qui leur permettaient de produire de l’acier de haute qualité. Et puis, ils ont amené leur culture, montré leur sens de la famille… Mon père était tellement passionné par cette histoire qu’il a entamé, comme beaucoup, des recherches généalogiques. Il est remonté jusqu’à 1625. Mon nom, Herou, vient de Henry. À l’époque, le prêtre qui faisait les registres l’a mal orthographié car c’était de l’ancien français et il ne comprenait pas mon aïeul, qui était forgeron. Aujourd’hui, je suis fier du chemin parcouru.”
L’association a fêté ses 85 ans et compte 1100 personnes. Parmi elles, Ingrid Wilken Bonde, heureuse d’avoir découvert dans son arbre généalogique un ancêtre originaire de la Cité ardente. “Avec l’association, j’y suis allée il y a cinq ans. Mais ce n’était pas la première fois. Je connaissais déjà la Belgique, surtout la partie flamande parce que, figurez-vous, j’ai enseigné le néerlandais en Suède. C’est drôle, la vie! J’ai des origines wallonnes et je passe ma vie à transmettre la langue de l’autre région de la Belgique… On peut dire que je suis pour l’unité du pays. Et en plus, je parle français!”
Un témoignage qui rappelle la force du métissage culturel et de l’enrichissement mutuel des nations. À prendre toujours au sérieux, car les Wallons sont encore estimés, même si la Suède est numéro un dans l’Union européenne en matière d’innovation. “C’est sûr qu’il faut aimer les défis”, avoue Henri Sprimont, agent de liaison scientifique à Stockholm. “Mais les Suédois sont conscients de ce que nous pouvons encore leur apporter. Les Wallons ne viennent plus ici pour reprendre une activité qui n’allait pas, les rapports sont différents. Mais cela n’empêche pas ce leader mondial de nous traiter en égal.”
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La Wallonie est notamment à la pointe dans l’aéronautique et le recyclage des métaux. Elle reste attractive pour la Suède, qui est son dixième client. De quoi motiver la conseillère économique et commerciale à l’ambassade de Belgique à Stockholm à en parler. Partout, tout le temps! Au passé et au présent. Arrêt final donc dans le bureau d’Amandine Pekel, avec un café et le sourire, ingrédients d’une “fika” réussie (c’est une tradition suédoise, une pause dans la journée) : “J’ai pris conscience du phénomène des Wallons de Suède en arrivant ici il y a cinq ans. Lors d’une mission métallurgie sur le recyclage et l’économie circulaire à ciel ouvert, on m’a présenté la courbe de la prospérité suédoise. Et dessus, on voyait clairement une accélération à partir de l’arrivée des Wallons. Après, ce n’est pas juste une ancienne histoire de migration. C’est un vrai sujet de société et ce serait vraiment bien de partager ce savoir dans nos écoles belges. Malheureusement, on a très peu de matériel en français. Il faut donc traduire les archives et bouquins suédois. Et le plus vite sera le mieux.”
Amandine Pekel aimerait également approfondir les liens culturels et touristiques. Son vœu? Que les villages wallons du comté d’Uppsala soient reconnus comme patrimoine Unesco, car ils sont uniques. “Avec cette histoire, on raconte autre chose que la sempiternelle Wallonie en déclin”, glisse-t-elle. “On est sur un sentiment de fierté qui me plaît. Au placard, le complexe d’infériorité! Ici, on a les yeux qui brillent quand on a des origines wallonnes. C’est aussi classe que les Vikings! Hier, un Suédois m’a tendu sa carte de visite et il y avait dessus le coq wallon. Je n’ai jamais vu ça nulle part. Ce qui se passe ici est vraiment unique.”